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Aza migadona, aza miteny…
Ne parlez pas, ne faites pas de bruit…


Le langage est, on le voit à chaque crise, inadéquat à dire le monde et toutes ses turpitudes, les mots restent de pauvres béquilles mal assurées, toujours à fleur de déséquilibre. A maintes occasions, sous divers cieux, ce langage reste un luxe rarement accessible. Et pourtant, si l’on veut qu’un peu d’espoir vienne au monde, il ne nous reste comme armes miraculeuses que ces béquilles malhabiles. Que faire d’autre sinon évoquer un instant les âmes et les êtres disparus, les écouter longuement, les effleurer, les caresser avec des mots maladroits et des silences, les survoler à tire-d’aile parce qu’on ne peut plus partager leur sort ? Les faire sourire aussi, si cela est possible, s’ils se prêtent au jeu et si cette tâche est à portée de nos forces. Dire le nom de tous ces humains empoisonnés très tôt, tous ces cours taris par la haine et l’égoïsme. Se transformer en donneur d’échos. Elever un panthéon d’encre et de papier à la mémoire des victimes, héler les consciences un brins disponibles. Revisiter l’histoire de ce pays acharné à sa perte, ou, plus exactement, conduit à sa perte par un pouvoir demeuré longtemps criminel. Que faire encore?
Abbourahman A. Waberi / Moisson de crânes / textes pour le Rwanda

Pour commencer, on dira que les faits ont réellement existé, que les sagaies ont volé, que les balles ont sifflé, que les cadavres ont jonché la terre. Rire. Des rires en masque de douleur. Des rires sur l’absurdité de ces lignes cherchant à comprendre pourquoi je devrais me justifier pour revendiquer ma mémoire. (…) De quoi parlons-nous en fait? De 1947, mars 1947 et de tout ce qui s’ensuivit. Insurrection contre la colonisation française. L’oppression pendant près de deux ans. Je parlais comme d’une évidence: le chiffre même de 47 sonne douloureux sur la Grande Île, la fin d’un monde, la perte et la défaite, le silence lourd d’une période qui n’en finit pas de nous ronger, de nous hanter…

Quatrième de couverture. Za. Editions Philippe Rey

Raharimanana dans un court texte incisif revient sur une période de l’Histoire, entre Madagascar et la France. C’est un document, publié, qui “nous interroge sur les rapports entre colonisés et colonisateur, entre pouvoir actuel et passé, sur le silence de part et d’autre, sur l’écriture de l’histoire par le Nord et la nécessité d’interroger cette histoire par le Sud.”

Et ce très grand écrivain raconte une “histoire” poignante, chargée d’une incroyable émotion.

C’est l’introduction dans ce texte de témoignages qui m’a donné, dès la première lecture, la nécessité de mettre en scène ce texte, et avec un partage des voix. Avec la langue française.

Avec la langue malgache, avec le “son” malgache, celui que j’ai aimé dès un premier voyage dans la Grande Île rouge. A l’écoute des voix enregistrées de quelques témoins âgés de la répression, une répression sanglante de quelques dizaines de milliers de morts.

De la même manière que la publication originale propose des photographies inédites de ce massacre colonial, tirées du Fonds Charles Ravoajanahary, la scénographie révèle des images de guerre oubliées, éditées sous forme de journaux distribués au public, commentés avec force, comme un acte mémoriel obligé.

47 à Tananarive…

L’Histoire racontée de cette manière par un artiste – le “je” est assumé -, a une dimension universelle. L’idée est bien de porter un spectacle au-delà des strictes frontières de nos deux pays d’origine, mais il est juste de créer cette leçon d’histoire à Madagascar, au Centre Culturel Albert Camus à Tananarive, ce qui nous importe l’un et l’autre, comme pour assumer ensemble notre pensée – je n’ose dire : notre révolte.
Thierry Bedard, mars 08.


Le poème

Paroles pour chant, dis-tu, paroles pour chant,
ô langue de mes morts,
paroles pour chant, pour désigner
les idées que l’esprit a depuis longtemps conçues
et qui naissent enfin et grandissent
avec les mots pour langes –
des mots lourds encore de l’imprécision de l’alphabet,
et qui ne peuvent encore danser avec le vocabulaire,
n’étant pas encore aussi souples que les phrases ordonnées,
mais qui chantent déjà aux lèvres
comme (…)

Jean-Joseph Rabearivelo / Presque-Songes


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EXTRAIT
personnage 1 :

Je me remémore cet homme, racontant ce que lui aurait vécu dans les environs de Manakara, sud-est de l’île, foyer de sanglants affrontements avec les Français:
« Tu ne me croiras jamais Zokibe, mais je hurlais en attaquant cette concession. Leur maison brûlait mais leurs fusils tonnaient toujours –il y en avait trois, nous attendions que le feu les pousse dehors. Et ce qui devait arriver arriva, ils ne purent plus tenir. Ils sortirent en tirant dans toutes les directions. Et nous, nous nous sommes rués vers eux. Je me suis retrouvé face à une femme, j’ai vu un gros ventre, je n’ai pas réfléchi davantage, j’ai abattu ma machette et ai planté ma sagaie, j’ai continué à courir avec ma machette pour chercher un autre adversaire. Mais je n’ai trouvé personne d’autre, j’étais trop proche du feu, je suis revenu sur mes pas, et là Zokibe, je n’oublierai jamais, je n’oublierai jamais – que Zanahary me pardonne, que les ancêtres épargnent mes enfants, mais ma faute est impardonnable, on ne peut pas faire ça à un être humain… Ma sagaie était plantée dans le cou de la femme, et tout à côté, tout à côté, près d’elle était son bébé, sorti de son ventre ouvert, ouvert par ma machette, un bébé qui cherchait à respirer, à pleurer, sanglant, baigné de l’eau et du sang de sa mère, d’autres fusils sont arrivés à ce moment-là, ce n’étaient pas les nôtres, une balle a touché l’enfant par terre. J’ai fui. Je ne sais plus comment j’ai fait. Je ne m’en rappelle même pas. Je me suis retrouvé chez moi. Je n’ai plus combattu. J’ai refusé de rejoindre la forêt. Mes compagnons ont tué mon neveu en représailles. Le fils de ma sœur, fils du ventre de ma sœur. Ma sœur, fille du ventre de ma mère. Je n’ai plus rien raconté depuis. Je ne raconte plus rien. Les mots sortent aussi de nos ventres. Et aujourd’hui, ma propre sagaie est plantée dans mon cou.»
Il m’a semblé que le monde s’était écroulé. 1947 donc. Tant de choses qui ne sont pas dites, tant de confusion !

personnage 2 :

La défaite est consommée lorsque la victime doit rendre compte de sa propre mort, lorsqu’elle doit justifier sa résistance –barbare, inhumaine, face à son bourreau. Oui, que reprocher au bourreau quand la victime se défend jusqu’à la barbarie ? On dira : « De part et d’autre, il y eut des exactions »… Les torts sont-ils réellement partagés ?

personnage 1 :

Et cette honte dans laquelle la colonisation nous a versés…
La honte d’avoir dû survivre comme des bêtes, la honte d’avoir assisté à la décomposition de nos sociétés, la honte …

47. Raharimanana. notoire / version scénique 08


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DISTRIBUTION

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de Raharimanana
d’après Madagascar 1947,
essai et photographies du Fonds Charles Ravoajanahary.
Vents d’ailleurs /Tsipika 2007.

mise en scène Thierry Bedard
avec Romain Lagarde, Sylvian Tilahimena

création sonore Jean Pascal Lamand
d’après des conversations enregistrées pendant les reportages réalisés
à Madagascar au printemps 2008.
lumières Jean Louis Aichhorn
journal et édition Thérèse Troïka

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PRODUCTION

notoire/de l’étranger(s) – Paris. Centre culturel Albert Camus, Ambassade de France – Tananarive Madagascar. Culturesfrance. notoire est conventionnée par la Drac Ile de France. Thierry Bedard – notoire est artiste associé à Bonlieu Scène nationale d’Annecy dans le cadre du centre d’art et de création

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BONUS

{> calendrier

{> télécharger le dossier en pdf

{> entretiens et textes en pdf :
47, rano rano / Raharimanana / Revue Frictions n°13
Le silence et l’oubli / Entretien avec Thierry Bédard / Revue Frictions n°13
47 ou les voix oubliées de l’Histoire / Dossier / remue.net
Un écrivain malgache et un metteur en scène français contre l’oubli / Entretien avec Jean-Luc Raharimanana et Thierry Bedard / Revue Itinéraires, « Nouvelles histoires caribéennes et indo-océaniques », entretien avec Guillaume Bridet / L’Harmattan, juin 2009.
Critique des trois ouvrages parus en réponse au discours de Dakar / Gilles Manceron, historien et membre du comité central de le DLH / « Homme et liberté » n°144 / 2008


Censure sur 47

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pictos {> sons / vidéos / photos

47_01http://www.dailymotion.com/video/x7o55p